Paul KIPFER


© Neue Augsburger Zeitung, 1931

KIPFER, Paul, Fritz, physicien, professeur ordinaire à l’Université libre de Bruxelles, né
à Bienne (Suisse) le 11 mars 1905, décédé à Ixelles (Bruxelles) le 15 janvier 1980.
            Paul Kipfer naît au bord du lac de Bienne dans une famille d’origine suisse alémanique. Bienne, située dans le canton de Berne, est à la frontière entre les régions de langues allemande et française. Très tôt, Paul Kipfer maîtrisera parfaitement ces deux langues avec, pour le français, un vocabulaire châtié et un accent caractéristique de son pays. Son père, Paul Kipfer, est directeur du Gymnasium de Bienne où il est professeur d’éducation physique. Sa mère, née Émilie-Marguerite Messer, est femme au foyer. En particulier, elle veille à l’éducation et au développement de la personnalité de son fils qui restera enfant unique. La jeunesse de Paul Kipfer est celle de nombreux enfants de son milieu social, partagée entre des études sérieuses et la pratique du sport. À l’instar de ses parents et grands-parents, il est un passionné de montagne mais aussi denatation. Ainsi, accompagné de camaradesde classe, il rejoint fréquemment à la nage l’île située au milieu du lac de Bienne et en revient de la même façon. Il développe très tôt un grand intérêt pour la musique, jouant du piano avec sa mère. Au Gymnasium, Paul Kipfer suit un cursus d’études « modernes » orienté vers les sciences. Toutefois, à la fin de la scolarité, et avant d’entrer au Polytechnicum de Zurich (Eidgenössische Technische Hochschule - ETH), il décide d’apprendre le latin, ce qu’il fait en autodidacte pendant les vacances. Sans doute pense-t-il que le temps n’est pas si loin où les scientifiques utilisaient le latin comme langue de communication…
            Paul Kipfer entre à l’ETH en octobre 1924 et accomplit une première année d’étude en ingénierie mécanique. Se sentant plus attiré par les sciences, il s’oriente vers les mathématiques et la physique. C’est muni d’une licence en ces disciplines qu’il sort de l’ETH en juillet 1929. Les années vingt sont celles où cette institution exerce un rayonnement considérable en mathématiques ainsi qu’en physique théorique et expérimentale. Zurich, au même titre que Cambridge, Göttingen, Berlin ou Paris, est un haut lieu de développement de la science moderne. Paul Scherrer y enseigne la physique expérimentale. Élève du physicien hollandais Peter Debye, professeur de physique théorique à l’ETH de 1920 à 1927 et prix Nobel de chimie 1936, Scherrer a développé une technique d’analyse de la structure des cristaux à l’aide des rayons X, connue sous le nom de « méthode de Debye-Scherrer ». Il s’intéresse de près à la physique atomique. Herman Weyl est professeur de mathématiques. Avec David Hilbert, il établit les fondements mathématiques de la mécanique quantique dont l’importance est cruciale pour la compréhension des phénomènes à l’échelle microscopique. Autre personnalité marquante, Wolfgang Pauli, prix Nobel de physique 1945, est nommé professeur à l’ETH en 1927. Rien ne permet d’affirmer que Paul Kipfer ait travaillé avec toutes ces personnalités – hormis Paul Scherrer – mais il les aura croisées et écoutées lors des nombreux séminaires et conférences organisés à l’École. Grâce à ces contacts il possède une très solide formation en physique microscopique expérimentale.

            En 1929, au terme de ses études, Paul Kipfer rencontre à Zurich Auguste Piccard, événement décisif pour le cours ultérieur de sa vie. Né à Bâle, ancien élève de l’ETH où il a d’ailleurs enseigné la physique expérimentale de 1920 à 1922, Auguste Piccard est professeur de physique à la faculté des Sciences appliquées de l’Université libre de Bruxelles (ULB). Doté d’une personnalité exceptionnelle, Auguste Piccard est autant ingénieur et explorateur qu’homme de science. Parmi ses nombreux centres d’intérêt liés aumagnétisme, il y a le rayonnement cosmique dont il veut comprendre l’origine et la nature. Il ambitionne de mesurer ce rayonnement au sein de la stratosphère, à une altitude où la pression atmosphérique est réduite au dixième de sa valeur au niveau de la mer, altitude encore jamais atteinte par l’homme. Auguste Piccard, dont le projet est financé par le Fonds national de la recherche scientifique (FNRS), recherche un collaborateur pour agrandir l’équipe (danslaquelle il y a un autre Suisse, Ernest Stahel) amenée à réaliser ce projet. Paul Kipfer correspond à la personnalité souhaitée : une compétence scientifique, accompagnée d’un esprit sportif, et le courage nécessaire pour
affronter l’aventure dangereuse (car inédite) d’une ascension en ballon gonflé à l’hydrogène, dans une nacelle en aluminium pressurisée, à une altitude où la température régnant à l’extérieur est de l’ordre de moins 50°C. En octobre 1929, Paul Kipfer arrive à Bruxelles où, dans un premier temps, il remplace Ernest Stahel, parti pour un an en séjour d’étude à l’étranger. Il devient assistant du fonds Tassel à l’ULB. Une première tentative d’ascension au départ d’Augsbourg en Allemagne a lieu le 13 septembre 1930. Elle échoue malheureusementpour des raisons techniques.
            Une deuxième tentative est entreprise le 27 mai 1931 et est, cette fois, couronnée de succès. En un peu moins d’une demi-heure, Piccard et Kipfer atteignent l’altitude record de 15 781 mètres. La descente toutefois est beaucoup moins facile. Une partie du temps de l’expédition est consacrée à résoudre des problèmes techniques (notamment d’étanchéité de la nacelle) qui pourraient conduire à la catastrophe, plutôt qu’à faire toutes les mesures projetées. En ces circonstances très difficiles au cours desquelles il démontre son savoir-faire, son ingéniosité et son sang-froid, Paul Kipfer justifie pleinement la confiance qu’Auguste Piccard avait placée en lui. L’équipage atterrit sain et sauf en fin de journée dans la région d’Innsbrück. Le retour des équipiers est triomphal. Lors d’une séance solennelle organisée le 18 juin 1931 au Palais des Académies en présence du roi Albert et de la reine Élisabeth, Émile Francqui, président duconseil d’administration du FNRS, s’adressant à Auguste Piccard, déclare : « Vous deviez aussi trouver un compagnon au cœur solide et sans peur. Là aussi votre sagacité vous l’a fait découvrir et vous avez trouvé en M. Kipfer l’aide et l’homme qu’il vous fallait ». Peu après, au cours d’une visite qu’il fait en juillet à Bienne en compagnie d’Auguste Piccard, Paul Kipfer est fait Ehrenbürger (citoyen d’honneur) de sa ville natale.
            Une deuxième ascension a lieu le 18 août 1932, Paul Kipfer étant remplacé cette fois par Max Cosyns. L’altitude atteinte est alors de 16 201 mètres. Eu égard à l’expérience acquise lors de la première ascension, la moisson de résultats est plus importante et fait aussitôt l’objet de publications dans les littératures nationale (Bulletin de la classe des Sciences de l’Académie royale de Belgique) et internationale (Comptes rendus de l’Académie suisse des sciences naturelles), cosignées par Paul Kipfer. De novembre 1931 à février 1932, Paul Kipfer séjourne à Innsbrück chez Victor F. Hess, prix Nobel de physique 1936, pour sa découverte du rayonnement cosmique. Le but de la visite est d’étalonner les appareils ayant servi aux mesures dans la stratosphère. Les années 1932 à 1935, où Paul Kipfer est aspirant au FNRS, sont celles de nombreuses publications (seul ou en collaboration avec Cosyns, Piccard et Stahel) consacrées aux caractéristiques du rayonnement cosmique, à la radioactivité naturelle et aux instruments de mesure. En particulier, Paul Kipfer réalise alors les plans d’une chambre de Wilson à haute pression qui sera montée à l’ULB.
            Le 28 juillet 1936, Paul Kipfer épouse Madeleine Bogaert, née à Anvers le 23 mai 1909, ingénieur civil, fille d’Édouard Bogaert, ancien recteur de l’ULB. De cette union naîtra, le 9 août 1946, une fille prénommée Jeanne.
            En 1937, Paul Kipfer devient assistant de Frans van den Dungen à la faculté des Sciences appliquées de l’ULB, pour assurer l’enseignement de la mécanique rationnelle et de l’acoustique. Sans abandonner pour autant ses travaux de physique nucléaire, il est amené par les circonstances à contribuer au développement d’un laboratoire d’acoustique technique, le premier du genre en Belgique. Il entre aussi en contact avec les étudiants de candidatures en sciences et en sciences appliquées pour les travaux pratiques de mécanique rationnelle. Pendant la période de mobilisation précédant les hostilités en Belgique, Paul Kipfer remplace Frans van den Dungen dans certains de ses enseignements de mécanique rationnelle.

Au début des hostilités de la Deuxième Guerre mondiale, Paul Kipfer rentre dans son pays en accord avec les autorités de l’ULB. Les autorités militaires helvétiques décident cependant de ne pas réincorporer les Suisses résidant à l’étranger dans les unités auxquelles ils appartiennent (dans le cas de Paul Kipfer, une unité de traction de l’Artillerie). Il est donc en mesure de se livrer à d’autres occupations. Dans un premier temps il remplace un professeur de physique au Gymnasium de Bienne. Ensuite, il collabore aux travaux d’un ancien condisciple de l’ETH, au laboratoire des machines du professeur Gustav Eichelberg, pour la mise au point d’un moteur Diesel rapide, montrant par là une fois de plus la grande diversité de ses centres d’intérêt.
            Fin décembre 1940, Paul Kipfer obtient un congé régulier des autorités militaires suisses et rentre en Belgique. À cette époque, l’ULB entre en conflit ouvert avec l’occupant allemand. Le 25 novembre 1941, le conseil d’administration de l’ULB décide la suspension des cours qui aboutit à la fermeture de l’université. Il y a apposition de scellés. Une structure est mise en place pour l’organisation d’un enseignement clandestin. Paul Kipfer y participe activement en soustrayant du matériel scientifique pour entreprendre des travaux pratiques et des travaux de fin d’études en physique grâce à l’hospitalité des Établissements Lenders. Pendant l’occupation de la Belgique, avec le courage qui est le sien, il participe à l’action de la Résistance au sein du SRA (Service de renseignement et d’action). Il met au point et étalonne différents composants électroniques destinés aux émetteurs de la Résistance ; il prodigue des conseils techniques à ses membres. C’est de cette époque aussi que datent ses premières relations avec l’Union minière du Haut Katanga (UMHK) dont il devient conseiller au sein du département « Recherche Radium » en 1942.
            À la reprise des activités normales de l’ULB en 1944, Paul Kipfer retrouve les fonctions qu’il occupait avant la guerre. De 1944 à 1946, il assure la suppléance des cours de compléments de physique d’Ernest Stahel. Dans l’intervalle, il est nommé chargé de cours à temps partiel (1945). Il réorganise l’Institut des télécommunications et d’acoustique, dont il devient secrétaire. Il propose aussi la création d’un Centre de physique appliquée, d’un Centre de physique nucléaire et d’un Laboratoire de calcul analogique et numérique, faisant preuve par là d’une très grande prescience à propos de l’importance future de cette discipline. Ses liens avec l’UMHK se renforcent : il y développe des chambres d’ionisation de grandes dimensions dans le but de pouvoir déterminer l’activité de sources de rayonnements avec grande précision. Ces travaux seront à l’origine d’une collaboration, au début des années cinquante, avec l’équipe d’Irène Joliot-Curie pour la comparaison d’étalons de radium, et de sa nomination à la « Joint Commission on Radioactivity » de l’International Council of Scientific Unions. Paul Kipfer est nommé professeur extraordinaire en 1950, puis professeur ordinaire en 1956. À cette époque, il assure plusieurs enseignements, de même que les travaux pratiques et les mémoires d’étudiants qui y sont associés : l’électronique physique, les méthodes de mesure et la physique nucléaire en facultés des Sciences et des Sciences appliquées. Paul Kipfer n’a pas totalement abandonné ses recherches dans le domaine des mesures nucléaires, qu’il poursuit en partie à l’UMHK. Mais il va bientôt retrouver l’esprit d’aventure qui l’a animé vingt-cinq ans plus tôt.
            En effet, l’Année géophysique internationale en 1957 est l’occasion pour la Belgique de renouer avec l’exploration scientifique de l’Antarctique qu’elle a soutenue à la fin du XIXe siècle avec l’expédition de la Belgica dirigée par Adrien de Gerlache (1897-1899). Une nouvelle expédition est mise sur pied, dirigée dans un premier temps par Gaston de Gerlache, fils d’Adrien, et ensuite par le commandant Frank Bastin. L’équipe a construit la station de recherche roi Baudouin située à la « Prinsesse Ragnhild Kyst » sur le continent austral, à 24°18’ de longitude est et 70°18’ de latitude sud. L’expédition comprend un personnel scientifique et technique d’une petite vingtaine de membres permanents auxquels viennent s’ajouter des scientifiques effectuant un séjour limité dans le temps, pour mener des études géophysiques plus ciblées. C’est à ce second groupe qu’appartiennent Paul Kipfer et Edgar Picciotto, géochimiste de l’ULB, venus se joindre à l’expédition durant l’été austral 1958-1959. La durée du séjour de Paul Kipfer est d’environ quatre mois, qu’il mettra à profit pour cartographier avec précision la radioactivité de l’air dans cette région aux conditions climatiques extrêmes. La moisson de résultats est importante et fait aussi l’objet de publications dans la littérature scientifique.
            Peu avant son séjour en Antarctique, Paul Kipfer joue à nouveau un rôle clé dans l’organisation de la recherche nucléaire à l’ULB. Le Centre de physique nucléaire, dont il a proposé la création, est né en 1947. En 1948, il accueille le physicien italien Giuseppe Occhialini, spécialiste de l’utilisation des émulsions photographiques pour la détection des rayons cosmiques. La présence d’Occhialini à Bruxelles (en alternance avec Milan) attire de nombreux visiteurs étrangers. Le développement de la discipline et surtout sa diversification extrêmement rapide plaident pour une scission du Centre en différentes entités plus spécialisées : un service de géologie nucléaire, un service de physique nucléaire des basses énergies, et un service de physique nucléaire des hautes énergies. Cette transformation a lieu en 1956 et Paul Kipfer y prend une part très active. Elle se prolonge jusqu’en 1961, date de la création du service de métrologie nucléaire dont il prend la direction. Il crée, à cette occasion, une équipe de recherche en physique nucléaire des basses et moyennes énergies avec une ouverture aux applications neutroniques. Ses démarches auprès de l’Institut interuniversitaire des sciences nucléaires permettent l’acquisition d’un accélérateur de 300keV grâce auquel l’ULB pourra entamer (avec l’appui de l’UMHK) des recherches en neutronique, entreprises sous la houlette de son collaborateur Jacques Devooght. Atteint par la limite d’âge, Paul Kipfer part à la retraite en 1970. C’est à cette date aussi qu’il abandonne ses activités de recherche ininterrompues auprès de l’UMHK.
            Paul Kipfer était profondément attaché aux principes philosophiques défendus par l’ULB. Par son mariage avec Madeleine Bogaert, il était entré dans une famille proche de la franc-maçonnerie. Il y fut initié en 1937, à la loge 45 Égalité Émile Lefèvre de l’obédience du Droit humain, une obédience mixte ouverte aux femmes comme aux hommes, dans laquelle il endossa bien des responsabilités. En 1953, il devint aussi membre du Grand Orient de Belgique. En 1962, il contribua à la fondation de la loge 1094 L’Équerre à l’Orient de l’obédience du Droit humain, dont il devint le premier vénérable maître. De 1966 à 1972, membre du conseil national du Droit humain, il fut chargé de représenter la fédération belge de cette obédience auprès de sa fédération internationale à Paris. Dans une biographie d’auteur anonyme parue dans le recueil Histoire de la fédération belge du Droit humain, on peut lire les phrases suivantes : « Derrière la rigueur d’esprit du physicien et son dévouement à l’idéal libre-exaministe, c’est l’homme qui rayonne par sa gentillesse, son ouverture d’esprit, sa discrétion, sa bonté et l’humour sous lequel, pudiquement, il cache ses sentiments (…). Il est difficile de mesurer ce que Paul Kipfer a apporté à tous ceux qu’il a contribué à former, que ce soit à l’université ou en maçonnerie. Sa grande disponibilité à l’égard des autres, son indulgence, son désir d’aider, d’encourager, d’atténuer une peine ou une déception, son détachement des conventions sociales ont mené plus d’un, à leur propre insu, vers la sagesse ».
            Paul Kipfer était resté jeune d’esprit avec un goût intact pour les activités sportives. Sa retraite fut partagée entre les exercices sportifs (il montait à cheval avec sa fille Jeanne), les joies de la famille et du cercle d’amis, les voyages et les plaisirs intenses que lui offrait l’écoute de la musique. Au cours des années, il s’était constitué une importante discothèque couvrant toutes les formes musicales. De tout temps, la maison des époux Kipfer à Ixelles, au 89 rue Émile Banning (ancienne demeure de la famille Bogaert), était un lieu de rencontre entre collègues et amis (les familiers étant Edgard Picciotto et Claude Brooke), entre professeurs et élèves, où les conversations animées autour d’une bonne table se prolongeaient jusque tard dans la nuit. Jeanne Kipfer raconte qu’une phrase favorite de son père, accompagnée de son fameux sourire, était : « Il faut toujours trouver de bonnes raisons pour faire la fête ». Pour ceux qui ont eu le plaisir de le connaître, ceci résume mieux que tout sa profonde chaleur humaine et le charme qui était le sien. Paul Kipfer s’éteint à Bruxelles le 15 janvier 1980.

Iconographie : portrait photographique en compagnie d’Auguste Piccard, collection privée.

Archives familiales. – Archives de l’Université libre de Bruxelles, Dossier personnel. – ETH-Bibliothek, à Zurich (Suisse), Service des Archives.

Histoire de la fédération belge du Droit humain, t. 2, De 1945 à 1978, vol. 1, Bruxelles, 1982. – Trente ans de maçonnerie, Bruxelles, 1982, p. 309-310.

 signé Ernest Mund

Source : Nouvelle biographie nationale, tome 11, p. 219-223






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